Il est difficile de présenter une oeuvre à la fois mythique et méconnue telle que Gun Crazy. Film emblématique de la série B : oui, mais l’expression série B, qui désigne à la fois un courant esthétique au contour flou et un système économique en perpétuelle évolution, ne décrit qu’imparfaitement la nature et surtout l’originalité de cette oeuvre inclassable. Gun Crazy est en réalité une série B à part, car en échappant aux contraintes (notamment budgétaires) qui ont généré les traits esthétiques spécifiques à ce "genre", tout en bénéficiant de la licence artistique propre à ces productions tournées en marge des grands studios. Joseph H. Lewis a réalisé un chef-d’oeuvre qui est un condensé des techniques de mise en scène, de narration, de montage, qu’il a pu développer tout au long d’une carrière, entièrement dévouée à la série B. Mais Gun Crazy ne peut être réduit à un vulgaire bréviaire de l’art de la mise en scène de Lewis. Le pouvoir de fascination du film réside en grande partie dans son sujet : l’amour fusionnel de deux marginaux devenus criminels à cause de leur passion destructrice pour les armes à feu. De nombreux, dont certains célèbres, exégètes se sont passionnés pour ce film car ils y ont vu l’un des premiers, mais aussi l’un des plus convaincants, exemples d’amour fou, thème cher à André Breton et ses amis surréalistes, au cinéma.
Mais avant d’évoquer la postérité de Gun Crazy, revenons-en à sa genèse. Joseph H. Lewis (né le 6 avril 1900 à New York) débute sa carrière en 1917 comme assistant caméraman à la Metro. En 1929, il devient chef monteur au studio Republic. Il tourne son premier film : Navy Spy en 1936, pour la Grand National. Puis il réalise cinq westerns pour le département B d’Universal et une vingtaine de films pour les départements B de la Universal et de la Columbia, mais également pour des studios spécialisés comme Monogram et P.R.C. En 1945, il signe un contrat de sept ans avec la Columbia et réalise la même année son premier film important : My Name is Julia Ross. Malgré de bonnes relations avec Harry Cohn (ce qui est suffisamment rare pour être signalé), il quitte au bout de quatre ans le studio, après avoir réalisé cinq films. C’est alors qu’il tourne en 1949 Gun Crazy pour le compte de la King Bros. Cette société de production indépendante était dirigée par les frères Maurice et Frank King, d’anciens gangsters qui avaient fait fortune dans le racket des machines à sous dans l’est de Los Angeles. Les deux frères avaient décidé de se ranger et d’investir leur argent dans la production cinématographique. Leur intérêt artistique se portait alors sur les films de gangster. Ils avaient déjà produit DillingerThe Gangster (Gordon Wiles, 1947). Avec Gun Crazy, les deux frères avaient l’ambition d’investir le marché des films A. Le budget de 500 000 $ et la durée de tournage de 30 jours, avoisinent le bas niveau des films A : les « Nervous A », mais la mauvaise distribution du film condamnera leur entreprise. Gun Crazy sera distribué par la United Artists alors que la M.G.M avait proposé de racheter le film pour la somme d’un million de dollars, mais la respectable maison de Louis B. Mayer ne voulait pas que le nom des frères soit mentionné au générique. Ils refuseront. Le film sortira aux USA le 26 janvier 1950 sous le titre : Deadly is the Female. Ce sera un échec, que Lewis expliquera par le trop petit nombre de salles. Il ressortira le 24 août 1950, cette fois sous le titre de Gun Crazy, mais ce sera un nouvel échec qui, s’il a été préjudiciable pour la renommée du film à l’époque, lui assurera paradoxalement sa postérité, en lui conférant un statut de chef-d’oeuvre maudit.
La série B, en raison de son obligation structurelle de compenser son manque de moyens par une inventivité accrue, est devenu un véritable laboratoire de formes. Gun Crazy est le film où Lewis laissera le plus libre cours à son désir d’expérimentation formelle. L’explication tient au contrôle qu’a pu exercer Lewis sur tous les aspects créatifs et notamment le script, initialement rédigé par MacKinlay Kantor, l’auteur de la nouvelle dont est tiré le film, et Millard Kaufman (pseudo du blacklisté Dalton Trumbo, le futur scénariste de Spartacus), qui ont fourni un premier jet de 500 pages, que Lewis a finalement réduit à 125 pages. L’extraordinaire sensation de vitesse procurée par la narration s’explique donc par la nécessité pour Lewis de couper des scènes ou de les traiter de façon synthétique, par le biais d’ellipse, de figure de montage comme la séquence par épisodes, mais aussi le plan séquence, qui, à l’époque, est encore perçu comme une innovation formelle, associée à des grands cinéastes comme Welles et Wyler, et qui sera pour Lewis la technique de mise en scène privilégiée, au détriment du découpage classique, lorsque celle-ci se révèle plus efficace en terme de productivité, de condensation narrative, et de pure mise en scène.
L’une des scènes les plus célèbres, à juste titre, de Gun Crazy, que Scorsese cite d’ailleurs dans son Voyage à travers le cinéma américain, est le plan séquence du hold-up, filmé de l’arrière de la voiture des deux braqueurs. Voici les explications que donne Lewis sur le tournage de cette scène et qui illustrent notre propos : « Dans le script, la scène faisait 17 pages. La voiture arrive, le couple descend, entre dans la banque, sort les armes et fait coucher les gens. Ils sortent à toute vitesse. Ils se précipitent vers leur voiture, démarrent et sortent de la ville, poursuivi par la police. Ça veut dire quoi ? Deux décors, un en extérieur, l’autre en studio, pas mal de figurants et 4 jours de tournage car à cette époque on tournait 3 à 4 pages de scripts par jour. » Lewis choisira de rester à l’intérieur de la voiture, de filmer l’arrivée et la fuite, en éludant le braquage pour montrer à la place Laurie (Peggy Cummins) assommer un policier qui risquait de bloquer la fuite de son complice. Nous voyons avec cet exemple comment un problème de scénario est résolu par une idée de mise en scène, qui a nécessité l’élaboration d’un dispositif technique novateur. (Max Nosseck, 1945) et Autre facteur paradoxal de créativité : la censure. Dans le cas du film criminel, elle prohibait par exemple la représentation dans sa continuité d’un acte de braquage ou de cambriolage (pour ne pas donner le mode d’emploi aux apprentis criminels), interdiction qui sera battue en brèche à la même époque par Huston dans The Asphalt Jungle (1950). Pour Gun Crazy, qui est l’histoire de braqueurs en série, Lewis a déployé des trésors d’inventivité pour contourner les interdictions de la censure. Ainsi, de nombreux braquages sont décrits de façon parcellaire, elliptique. Une scène du script, qui devait justement représenter un braquage dans son intégralité, a donc été remplacée, suivant ainsi les recommandations directes du Breen Office, par la scène où Bart et Laurie sortent en courant du Rangers Growers et ouvrent le feu au milieu d’une rue animée. C’est de cette scène qu’est extraite la plus célèbre photo du film, celle où l’on peut voir Bart (John Dall) agripper Laurie (drapée dans son imperméable telle une déesse moderne, lunettes noires et béret sur la tête) pour l’empêcher de vider son chargeur sur de malheureux passants. Cette image emblématique illustre idéalement la confusion qui s’opère entre leur passion charnelle et leur passion pour les armes à feu, mais aussi l’inversion des rôles sexuels. L’agressivité, la détermination de Laurie s’opposent à la passivité et l’indécision de Bart. Peggy Cummins, à qui l’on doit l’idée du béret (elle en portait un à l’époque) qui sera repris par Faye Dunaway pour son interprétation de Bonnie Parker, compose une femme fatale qui assure sa domination sur l’homme, non par une féminité exacerbée, mais par une masculinité castratrice. John Dall, l’un des deux tueurs de La Corde (1948) apporte, lui, son ambiguïté sexuelle (il était homosexuel comme son personnage du film d’Hitchcock), sa vulnérabilité qui contraste avec son physique puissant.
|